Rihvage

Le chantier de Chambord en 1522

Les maçons bâtisseurs du château de François Ier

par Katel Lochet et Cyril Cvetkovic

 

Découvrez le manuscrit complet ainsi que sa transcription

« Reconstituer l’Histoire à partir de confettis ». Monique Chatenet illustre ainsi la rareté et l’éparpillement des sources permettant de retracer l’histoire de la construction du château de Chambord. Depuis les travaux d’André Félibien au XVIIe siècle, des générations d’érudits et d’historiens ont recherché les quelques documents qui ont échappé au tri des Archives de la Chambre des comptes de Blois au XVIIIe siècle au cours duquel une grande partie de la comptabilité des chantiers royaux a disparu. Acteurs majeurs de cette dynamique de recherche au début du XXe siècle, Pierre et Frédéric Lesueur publient une pièce unique en 1931 dans le Bulletin de la Société de l’Art Français : un rôle de paiement détaillant les salaires des maçons bâtisseurs du château de François Ier au mois d’octobre 1522[1]. Conservé aujourd’hui aux Archives départementales du Loir-et-Cher (F 562), ce document fournit des éléments importants pour appréhender l’organisation du chantier de construction.

En octobre 1522, cela fait trois ans que la construction du château de Chambord a commencé, mais l’équipe qui assure la direction des opérations, mentionnée dans ce document, n’est en place que depuis une année. En effet, en 1521, François Ier procède à de nouvelles nominations suite au décès de plusieurs membres de la première équipe. Celle-ci était alors constituée des vieux administrateurs des chantiers de Louis XII, d’un âge avancé, tels que François de Pontbriand, homme d’expérience de 68 ans qui avait été commissaire des travaux du château de Blois et qui occupait les mêmes fonctions à Chambord.

Façade sud-est du château de Chambord, Jacques Androuet du Cerceau, 1576

Le rôle de 1522 indique le nom du nouveau commissaire: Nicolas de Foyal, « seigneur d’herbault conseiller et maistre dostel ordinaire du Roy et de madame sa mere ». Il occupait précédemment le poste de gouverneur de Romorantin et assure dorénavant la direction du chantier par délégation du roi. Au titre de sa charge, il ordonne à René Clotet, trésorier depuis 1519, de payer les gages des maçons. Après une liste nominative des paiements réalisés pour chaque artisan, le rôle se termine par un certificat rédigé par Antoine de Troyes, « commis par le roy […] a faire le cotrerolle des ediffices et bastimens quil a ordonne estre faiz au lieu de chambort », qui atteste le bon déroulement de l’opération. Commissaire, trésorier et contrôleur : cette pièce comptable fournit donc un éclairage sur les responsables de l’administration du chantier de Chambord, ainsi que sur les maçons à l’œuvre.

Seuls vingt-et-un maçons sont mentionnés dans ce rôle qui apporte pour autant des éléments sur la structure hiérarchique du chantier grâce à l’indication des rémunérations des artisans. Pierre Trinqueau, « maistre maçon », est à la tête de la construction des bâtiments et gagne 20 sols tournois par jour. Denis Sourdeau et Jehan Gobereau, rémunérés à hauteur de 15 sols par jour, pourraient être ses assistants selon André Félibien : le premier en charge de la taille des pierres, le second de la mise en œuvre. Ensuite, sous la direction de ces trois hommes, se situent les maçons et manœuvres, payés soit à la journée, environ 4 sols et 2 derniers tournois, soit à la tâche. Il est à remarquer le cas particulier de Loys Amanjart, payé 10 sols par jour, qui occupe vraisemblablement un poste d’appareilleur[2].

Chambord

Château de Chambord © Léonard de Serres

Les maîtres maçons de Chambord ont déjà œuvré à d’autres constructions royales de la région. En effet, depuis la fin du XVe siècle, le Val de Loire est un espace où les artisans circulent d’un chantier à un autre, comme le montre Lucie Gaugain dans un article récent sur les travaux menés au château d’Amboise[3]. Dans les années 1495-1496, Pierre Trinqueau et Loys Amanjart figurent, par exemple, parmi les bâtisseurs du monument amboisien. On retrouve également les noms de famille des assistants du premier maître maçon de Chambord, Sourdeau et Gobereau, sur des chantiers antérieurs, à Amboise et à Blois[4]. Les maçons et les familles de maçons à la tête du chantier chambourdin ont donc l’expérience des chantiers royaux et ont acquis une certaine renommée en Val de Loire. Ainsi, au cours de la construction du château de François Ier, ces artisans pouvaient être sollicités comme experts sur d’autres travaux de la région : ce fut le cas de Denis Sourdeau et d’un certain « Yve Trinqueau », appelés en 1523 à Amboise pour donner leur avis sur des réparations effectuées au pont Notre-Dame[5].

Léonard de Vinci

Autoportrait de Léonard de Vinci, 1512-1515

L’origine française des maçons a suscité au XIXe siècle quelques interrogations sur l’origine du château de Chambord : « il n’y a rien d’italien en tout ceci, ni comme pensée ni comme forme » affirmait Eugène Viollet-le-Duc à propos du château de François Ier, rejetant catégoriquement l’ancienne attribution transalpine dans un débat aux relents nationalistes[6]. Cependant en 1913, l’historien de l’art Marcel Reymond avance pour la première fois l’hypothèse d’une participation de Léonard de Vinci au projet de Chambord. Celle-ci fut ensuite corroborée par deux articles de Jean Guillaume en 1968 et 1974. La paternité de certains éléments de l’édifice chambourdin, tel que l’escalier à double révolution, peut être attribuée au maître toscan qui décède pourtant avant le début du chantier en 1519. Un autre personnage d’origine italienne semble aussi avoir été lié au projet : l’architecte Dominique de Cortone qui aurait réalisé une maquette du château avant la construction du monument selon un acquit de l’Épargne de 1532[7]. Ce dernier est connu pour avoir entretenu des rapports réguliers avec Léonard de Vinci, notamment pour la mise en scène de fêtes de cour[8] mais peut-être aussi pour le grand projet de palais royal, imaginé par le maître toscan, qui devait se construire à Romorantin[9]. Faute de sources plus précises, il n’est pas possible d’affirmer définitivement l’identité de « l’architecte » du château de Chambord. Néanmoins ce monument apparaît comme une conception aux fortes influences italiennes, mais dont la construction a été suivie et assurée par des administrateurs et des maçons français issus des chantiers royaux du Val de Loire.

 

Katel Lochet et Cyril Cvetkovic ont réalisé cette présentation dans le cadre de leurs recherches pour le chantier thématique Chambord-Châteaux du programme Intelligence des Patrimoines.

 

Bibliographie

  • Monique Chatenet, Chambord, Paris : Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2001
  • Jean Guillaume, « Léonard de Vinci, Dominique de Cortone et l’escalier du modèle en bois de Chambord », Gazette des Beaux-Arts, janvier 1968, p. 93-108.
  • Pierre Lesueur, « Quelques points sur la vie de Pierre Trinqueau et Jacques Sourdeau, maîtres maçons du château de Chambord », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1930.
  • Pierre et Frédéric Lesueur, « Un nouveau document sur la construction du château de Chambord », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, Paris, 1931, p. 218-232.
  • Carlo Pedretti, Leonardo da Vinci : the royal palace at Romorantin, Massachusets : The Belknap Press of Harvard University Press, 1972

 

Références et crédits

Source

– Rolle des journées que les maçons qui ont besoigné pour le bastiment de Chambort ont mises et employées durant le moys d’octobre l’an mil cinq cens vingt-deux (1522), Archives départementales du Loir-et-Cher (Blois), AD41 F562. Crédits photographiques : Archives départementales du Loir-et-Cher / Centre d’études supérieures de la Renaissance – Intelligence des Patrimoines.
Archives départementales du Loir-et-Cher : http://www.culture41.fr/Archives-departementales/Decouvrir-et-transmettre/Tresors-des-archives/La-galerie-du-temps/1522-les-macons-sont-a-l-aeuvre-a-Chambord

Illustrations

– Élévation de la façade sud du château de Chambord, dans Jacques Androuet du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, 1er volume, Paris, 1576.

– Château de Chambord. Crédits photographiques : Léonard de Serres © Domaine National de Chambord.

– Autoportrait de Léonard de Vinci, Léonard de Vinci, 1512-1515, Bibliothèque royale de Turin.
URL : http://commons.wikimedia.org/wiki/File%3ALeonardo_self.jpg

Slider

– Château de Chambord. Crédits photographiques : Ludovic Letot.

 

Notes

[1] Pierre et Frédéric Lesueur, « Un nouveau document sur la construction du château de Chambord », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, Paris, 1931, p. 218-232

[2] Ouvrier dont la tâche est de préparer le travail de fabrication, sachant l’art de la coupe et de la pose des pierres et capable de monter tous les genres d’échafaudages, de préparer et d’utiliser les divers accessoires de levage et de manutention (cordages, palans, crics…)

[3] Lucie Gaugain, « Le chantier royal du château d’Amboise : un passage obligé pour les architectes français de la fin du XVe siècle ? Simon Duval, Martin Chambiges, Colin et les autres », Revue de l’Art, n°183, 2014-1, p. 23-36

[4] On retrouve sur le chantier d’Amboise un certain Baudouin Gobereau et Jacques Sourdeau. Ce dernier continua sa carrière au château de Blois, avant d’arriver à Chambord en 1519, comme premier maître maçon

[5] D’après les Comptes de Florentin du Ruau, receveur des deniers communs de la ville d’Amboise, 1523-1524.  (Arch. mun. Amboise, CC 126, f. 67 v.) http://rihvage.univ-tours.fr/omk/viewer/show/12922#page/n0/mode/1up

[6] Eugène Viollet-Le-Duc, Dictionnaire Raisonné de l’Architecture Française du XIe au XVIe siècle, t. III, vol. 3, Paris : B Bance, 1854, p. 188

[7] Arch. nat., J 960, pièce 39

[8] Léonard de Vinci et Dominique de Cortone ont notamment scénarisé ensemble un simulacre de bataille lors du mariage de Madeleine de La Tour d’Auvergne et de Lorenzo de’ Medici en 1518 à Amboise. Ce spectacle a été reconstitué au mois de juillet 2015, dans le cadre du projet « Marignan 1515-2015 » du Centre d’études supérieures de la Renaissance, porté par Pascal Brioist, professeur d’histoire moderne. Le site internet du projet permet de retrouver le travail scientifique réalisé à cette occasion : http://marignan2015.univ-tours.fr

[9] Au sujet du projet de palais royal à Romorantin, voir Carlo Pedretti, Leonardo da Vinci : the royal palace at Romorantin, Massachusets : The Belknap Press of Harvard University Press, 1972 et Pascal Brioist, « Le palais et la ville idéale de Romorantin » dans Carlo Pedretti (dir.), Leonard de Vinci & la France [Exposition, Amboise, Château du Clos Lucé, 24 juin 2009 – 31 janvier 2010], Campi Bisenzio Florence : Cartei & Bianchi, 2009, pp. 79-90